Le petit numéro

"Bonjour, je suis le livreur de mots". À peine, ils me regardent. Je fais pourtant de mon mieux. Ce nouveau métier, j'avoue, il me plaît. Ce n'est pas l'attrait du salaire, mais livrer des mots, me plaît. Simplement.
Aux personnes qui ne me connaissent pas encore, je lance "Bonjour, je suis le nouveau livreur de mots", avec sourire et entrain. Je suis fière de ma fonction. Je comprends mon parrain qui ailleurs et dans une autre époque officiait aussi en livreur de mots tôt. Quelques bonjour souriants suffisent à mon bonheur journalier. Une main levée de temps en temps, à la quelle je réponds avec une main en l'air rapide pour ne pas perdre le fil de mon cheval mécanique. Une dame d'un certain âge m'a remercié pour le "travail" que je faisais. C'est plaisir d'écrire des mots et de les partager.
Les jours parfois se ressemblent gris nuages percés par quelles flèches savons-nous. Je garde le sourire face aux receveurs. Savent-ils que je ne mange que leur bonheur de recevoir des mots sur la scène de ma tournée. La faim me tenaille quand dans ma remise, je repose mes invendus.
Je connais de mieux en mieux mon tour de scène. Je parle plus fort, j'ai toujours ce sourire malicieux quand je perce le pare-coeur des en-face. Une pièce, un merci me touche. Il faudrait que je dise presque cents mots par jour pour vivre sans tendre la main en fin de semaine. Je me contente de peu. Une bassine, cinq litres pour ma douche. Des cueillettes en toutes saisons. J'aurai chaud l'hiver prochain, c'est certain.
Hier, j'avais soif, j'ai dû, honteux, demander une bouteille d'eau à une dame-patronne d'un petit hôtel sur ma tournée. Elle m'a dit "prends c'est sur mon compte". Saura-t-elle comment ce petit geste m'a ému. Je retournerai quand j'aurai du public pour mes mots et je payerai mon vers en boisson de chez elle.
Et tous ces pays sages que je parcours, beaucoup que je ne connaissais pas, cela m'enrichit comme ces rencontres improvisées. Comme cette heure discutant avec un géographe que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam. Quel est le prix de ce que j'ai appris dans cette conversation ?
J'ai fait un petit mot dans une ferme, petite, avec plein de chats et un garçon pas comme les autres. Je crois qu'il aime bien les chats comme moi je les aime. Il en prend grand soin de sa nombreuse troupe. C'est chouette cette générosité.
Hier, le patron m'a dit que c'était fini la tournée. Un autre gars qui parle plus fort viendra me remplacer. Il fait du chiffre, lui. Il dit des mots gros. Les gens rient.