Liberté Poétique.
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment :
Cartes Pokémon : la prochaine extension ...
Voir le deal

Disparition.

2 participants

Aller en bas

Disparition. Empty Disparition.

Message par ibere64 Sam 29 Juil - 10:27

C’était il y a longtemps. Avant les téléphones portables, avant l’internet, avant les réseaux sociaux, avant ces peurs qui nous prennent à la gorge aujourd’hui, dans notre belle société connectée aux malheurs des temps modernes, le changement climatique, les guerres qui ne devaient plus jamais être, les intégrismes religieux, le terrorisme aveugle, les pandémies et les pains de mie contaminés…
Enfin voilà, cette histoire a commencé dans un autre siècle. On sortait d’une année incroyable aux allures de révolution. La Liberté était à l’ordre du jour et il était interdit d’interdire. La jeunesse tenait le haut du pavé et croyait dur comme fer à des lendemains qui chanteraient, c’était sûr, dans un monde où le bonheur serait à portée de rêve…
Oui, on y croyait, même si ce beau mois de mai 68 s’était achevé dans la désillusion et le désenchantement avec le retour à la « raison » qui allait conduire aux folies que nous vivons aujourd’hui… On y croyait parce que l’avenir nous appartenait, du moins c’est ce que l’on nous laissait penser. Nous n’avions pas encore vingt ans et l’éternité devant nous.
Nous étions naïfs, insouciants, libres, exubérants. L’amour allait supplanter toutes les guerres. Nous étions tous frères. Heureux…

Nous étions une petite bande d’amis. Il y avait Jean-Michel, Marie-Hélène, Robert, Maryline, Nicole, Yves, José et moi, Philippe. Nous vivions à Biarritz, Anglet ou Bayonne.
Nous nous connaissions depuis toujours, avions grandi ensemble et si, l’adolescence venue, nos études nous avaient éloignés les uns des autres, nous nous retrouvions sans faillir à toutes les vacances…

Cette année-là, donc, la bande s’était retrouvée au complet et vivait joyeusement l’été. La plage, les bals (que nous préférions aux discothèques), les virées nocturnes à Irun ou à San Sebastian, les soirées passées chez l’un ou chez l’autre à rire, flirter ou refaire le monde… Oui, la vie était belle… Les fêtes de Bayonne approchaient, point d’orgue de l’été. Nous les attendions avec impatience. Nous ignorions qu’elles seraient les dernières que nous vivrions ensemble…

La date tant attendue du jeudi 1er août, ouverture des fêtes trouva donc notre petite bande au complet et vêtue de la traditionnelle tenue « bleu de travail », « cinta* » rouge et gourde basque appelée xahako en bandoulière (à cette époque, le « dress-code » immuable rouge et blanc inspiré des fêtes de Pampelune n’existait pas encore). Si l’un de nous se perdait, nous devions le retrouver au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive dès que son absence serait constatée.

Les deux premiers jours furent à la hauteur de nos attentes : nous déambulions dans les rues bondées et bruyantes dans l’exubérance joyeuse d’une foule avide d’amour et de liberté. Partout, les bandas enrubannaient la ville de leurs musiques entrainantes et la rumeur entêtante de la ruche humaine des festayres occupait tout l’espace, bruit de fond continu jusqu’à devenir familier, familier jusqu’à ne plus l’entendre… le soir, l’atmosphère changeait peu à peu à mesure qu’avançait la nuit : Les familles quittaient la scène, les « vieux » (de l’âge de nos parents…) rentraient sagement chez eux et la ville appartenait enfin  toute entière à la jeunesse. Alors, jusque tard dans la nuit, la fête atteignait son paroxysme, et ça n’est qu’au petit matin que la fatigue et l’ivresse nous tombaient sur les épaules et nous nous écroulions entre les buissons d’un jardin public pour quelques heures d’un sommeil de plomb. Puis, nous rentrions chez l’un ou chez l’autre pour nous doucher et nous changer, et après un petit déjeuner réparateur, nous repartions bras dessus, bras dessous, prêts à vivre encore une folle journée.

Ce samedi, troisième jour des fêtes, tout se déroula parfaitement jusqu’au soir. Notre petite bande jouait sa partition habituelle, arpentant gaiement les rues de Bayonne, entres chants, rires et blagues  idiotes… À minuit, ayant écumé la rue d’Espagne, nous décidâmes de rejoindre le « petit Bayonne » en empruntant la rue Poissonnerie qui descend jusqu’à la Nive. La rue était saturée de festayres, il semblait impossible de pouvoir se glisser dans cette masse humaine énorme. Mais il nous en aurait fallu bien plus pour nous arrêter ! José donna le signal en criant : « Qui m’aime me suive ! » et prenant plusieurs mètres d’avance sur le reste de la bande, il se jeta dans la mêlée. Il ne marchait plus, il était littéralement emporté par la foule  « flottant » de droite et de gauche comme un bouchon de liège dans l’océan…   Nous nous laissâmes happer à notre tour par ce flux, courant impossible à maîtriser tâchant de ne pas nous séparer. José s’éloignait de plus en plus. Une vingtaine de mètres nous séparaient de lui. Toujours prisonnier de la multitude, nous le vîmes se retourner avant d’atteindre l’angle de la rue de la Salie et de disparaitre. Il y avait dans son regard comme une inquiétude… Si nous avions été plus attentifs, sans doute aurions-nous perçu dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la panique…

Nous l’avons attendu au bout du pont Pannecau. Jusque tard dans la nuit. En vain. A l’aube, étonnés, vaguement inquiets, nous nous sommes séparés en nous donnant rendez-vous  chez moi le lendemain. Toujours aucune nouvelle. Il n’était pas chez lui. Nous avons envisagé toutes les possibilités. Mais aucune ne correspondait au caractère de notre ami. Une fuite délibérée ? Pour échapper à quoi ? A qui ? Nous connaissions José par cœur : Il n’était pas du genre à abandonner ses amis et sa famille qu’il adorait, pour quelque raison que ce soit… Il était quelqu’un de sain, sans histoires, ne trempait dans aucune combine foireuse, ne vivait pas de grande histoire d’amour qui aurait pu le perturber ou le mener à des extrémités dramatiques comme un suicide ou le choix d’une disparition volontaire, nous en étions certains…
Nous sommes allés chez ses parents qui atterrés, se rongeaient les sangs, ne comprenant pas plus que nous ce qui avait bien pu advenir. La police avait lancé un avis de disparition inquiétante après avoir auditionné chacun de nous. Et puis le temps a passé… Le voile de ce mystère incroyable ne s’est jamais levé. José s’était volatilisé.


Nous ne l’avons jamais revu.

Que s’était-il passé rue de la Salie, après qu’il eût été entrainé par la marée humaine et qu’il nous eût jeté ce regard de naufragé avant de disparaitre de nos vues et de nos vies ?
Comment est-t-il possible d’être ainsi « effacé » du monde sans qu’aucune explication plausible ne vienne apporter la moindre réponse ? Nous ne le saurons jamais.
Nos chemins peu à peu se sont séparés. Les membres de notre petite bande se sont dispersés aux quatre coins du pays, pour certains à l’étranger. Les contacts se sont raréfiés, puis ont fini par s’éteindre complètement… La vie nous a éloigné les uns des autres, chacun gardant certainement à l’esprit le trouble indicible de cette absence inexpliquée.

2018. Cinquante ans se sont écoulés. Les fêtes de Bayonne se déroulent cette année du mercredi 25 au dimanche 29 juillet. J’ai décidé, le samedi soir, après un demi-siècle, d’aller retrouver, peut-être, les fantômes de mon passé dans les rues de la ville envahie par une marée humaine enthousiaste. Je ne le fais pas en tant que « festayre ». Vêtu d’un Jean gris et d’un polo blanc, je suis plutôt un pèlerin nostalgique perdu dans un temps qui n’est plus le sien. Pourtant, je retrouve dans cette jeunesse débordant d’allégresse et d’extravagances tout ce qui faisait la nôtre, il y a si longtemps… La même folie, la même insouciance, le même besoin d’être ensemble pendant ces quelques jours de joyeuse folie. Sans même m’en rendre compte, j’emprunte la rue d’Espagne, et commence a descendre la rue Poissonnerie. La même foule m’emporte comme il y a cinquante ans… Mon cœur se met à battre fort. A mi-rue, je ne sais pourquoi, j’éprouve le besoin de me retourner à plusieurs reprises… Je cherche quelque chose. Je ne sais pas quoi. Ou je le sais trop bien…
A l’approche de la rue de la Salie, mon regard se porte vers l’endroit précis où nous avons vu notre ami disparaitre à nos yeux pour toujours. J’entends une voix retentir dans la cohue. Elle crie un prénom. Je crois rêver. Non, je l’entends à nouveau et ma raison vacille. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne.
- « José ?  Tu es José, n’est-ce-pas ? »
L’homme qui a prononcé ces mots doit avoir à peu près mon âge. Nous demeurons un moment face à face, luttant contre le courant de la foule qui descend vers la Nive. Son visage me semble familier et pourtant, je  suis sûr de ne pas le connaitre. Avec un sourire timide, le regard éclairé d’une interrogation incertaine, il reprend : « Tu es bien José ? ».
Alors, tout se met à tourner, comme si j’étais ivre, moi qui n’ai pas bu une goutte d’alcool !
Tout se mélange dans ma tête, les gens en farandole, la musique, les chants, les lumières, je vais tomber… Je tombe. Une paire de bras vigoureux me relèvent. Un grand gaillard hilare me maintient debout en riant : « Alors papi ! On n’a plus vingt ans hein ! Ça va aller ? » Je bredouille un vague merci et il disparait de ma vue. Mon regard se porte vers le coin de la rue où débouche la rue de la Salie juste le temps d’apercevoir la silhouette de l’homme qui m’a abordé, étrangement vêtu d’un « bleu de travail », cinta rouge et gourde « xahako » en bandoulière, tenue des fêtes d’antan jurant bizarrement dans l’univers rouge et blanc de celles d’aujourd’hui…  Je joue des coudes, me frayant tant bien que mal et aussi vite que je peux un passage dans cette multitude, je veux rattraper à tout prix l’inconnu qui se fond et s’efface doucement de ma vue…

Je l’ai cherché longtemps. En vain. Au petit matin, je me suis retrouvé au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive. Je me suis appuyé au parapet et, les deux mains dans la  face, j’ai pleuré, pleuré, pleuré…

*Ceinture en toile rouge

Disparition. Img_8311


Dernière édition par ibere64 le Sam 29 Juil - 13:22, édité 3 fois
ibere64
ibere64

Messages : 790
Date d'inscription : 29/07/2022
Localisation : Euzkadi

Benoit (admin.) et Florian aiment ce message

Revenir en haut Aller en bas

Disparition. Empty Re: Disparition.

Message par Florian Sam 29 Juil - 12:34

Un écrit bouleversant.
Ton texte et cette histoire m'ont pris aux tripes et m'ont sonné, Philippe
Florian
Florian

Messages : 550
Date d'inscription : 30/12/2022

Revenir en haut Aller en bas

Disparition. Empty Re: Disparition.

Message par ibere64 Sam 29 Juil - 13:11

Merci Florian. Ce texte a été primé à un concours littéraire il y a 3 semaines. Je ne cours pas après les honneurs, mais bon, on a quand-même son petit égo! Surtout sachant que le prix a été remis par Mme Florence Delay, de l'Académie Française et Frédéric Beigbeder... Ça fait toujours plaisir...
ibere64
ibere64

Messages : 790
Date d'inscription : 29/07/2022
Localisation : Euzkadi

Benoit (admin.) et Florian aiment ce message

Revenir en haut Aller en bas

Disparition. Empty Re: Disparition.

Message par Florian Sam 29 Juil - 17:49

Waouh !! C'est tout à fait mérité, félicitations, Philippe !
Florian
Florian

Messages : 550
Date d'inscription : 30/12/2022

ibere64 aime ce message

Revenir en haut Aller en bas

Disparition. Empty Re: Disparition.

Message par Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum