Liberté Poétique.
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
-28%
Le deal à ne pas rater :
Précommande : Smartphone Google Pixel 8a 5G Double Sim 128Go ...
389 € 539 €
Voir le deal

Les lunettes de Robert.

2 participants

Aller en bas

Les lunettes de Robert. Empty Les lunettes de Robert.

Message par ibere64 Lun 12 Déc - 17:46

Elle s’appelait Raymonde. Elle s’amusait de ce prénom qu’elle n’aimait pas. Née en 1905, elle avait vu son papa partir pour la grande boucherie de 14-18. Il en était revenu, affaibli par les gaz qui avaient atteint ses poumons, et il avait repris son travail de volailler aux halles.

Les lunettes de Robert. Raymon10

Elle vivait au pied de Montmartre, boulevard de la Chapelle, et profitait à 20 ans des années folles de l’après guerre. Sa mère la laissait libre de mener cette vie joyeuse et une complicité étonnante les liait. Raymonde racontait ses folles soirées au moulin de la Galette, ses danses endiablées avec les garçons des fortifs à la mauvaise réputation et sa mère, un peu effrayée par l’audace de sa fille vivait par procuration une jeunesse dont elle avait été privée.
Raymonde avait trouvé un travail de couturière et son talent l’avait menée à œuvrer chez les plus grands couturiers de l’époque. C’était une jeune femme heureuse qui croquait la vie avec gourmandise.

Les lunettes de Robert. Raymon11

Avec ses parents elle rendait parfois visite, le dimanche à sa tante Claire, qui avait épousé Lucien Desnos, mandataire aux halles et adjoint au maire du 4ème arrondissement. Ce dernier, petit notable et petit bourgeois arrivé, fort caractère, impressionnait son monde avec sa haute taille et sa barbe imposante.
On dînait dans la bonne humeur. On pouvait parler de tout, absolument de tout… sauf de Robert. Robert, le fils indigne, qui avait abandonné ses études pour « vivre sa vie de poète ». Poète ! Le père Desnos s’en était étranglé ! Poète ? Mais ça n’est pas un métier ! Et ces traine-savates que Robert fréquentait… Des poètes, eux aussi, des peintres, des musiciens qui trainaient leur misère dans une vie dissolue sans avenir. Ils se nommaient Aragon, Marcel Duchamp, Benjamin Péret, André Breton, Picasso, Paul Eluard… Lucien avait tout tenté pour détourner Robert de l’influence néfaste de ses amis artistes sans avenir, mais ce fut peine perdue : Robert avait tenu bon et devait à sa mère qui l’adorait de ne pas s’être retrouvé à la rue. Raymonde voyait de temps en temps son cousin lorsqu’il rentrait tard le soir et que le dîner touchait à sa fin. Il saluait d’un geste la tablée et fonçait dans sa chambre sans un regard pour son père. Mais il arrivait que, Lucien étant absent, retenu par quelque obligation professionnelle, Robert s’attarde avec  sa mère et les invités. Il avait 5 ans de plus que Raymonde, et elle ne comprenait pas toujours de quoi il parlait lorsqu’il évoquait les « travaux poétiques »  qu’il avait entrepris avec ses amis. « Surréalisme », «Sommeil hypnotique »,  « cadavres exquis »… Mais Raymonde était subjuguée par cet étrange cousin au sourire si bon, à la voix si douce, avec ses yeux de myope un peu globuleux. Certaine fois, Il tenait des propos un peu incohérents et, devant l’étonnement de sa cousine, il lui murmurait à l’oreille en riant : « Ne t’inquiète pas cousinette : C’est l’opium… »
Et puis, un jour, il quitta la maison pour de bon et s’en fut mener sa vie. Dans les années trente, Raymonde le perdit de vue. Elle se maria eut une fille. Puis vint la guerre. Desnos vivait alors rue Mazarine avec Youki, son amour. Chez lui se retrouvaient souvent Picasso, Eluard, le photographe Man Ray, Jean louis Barrault lors de joyeuses soirées pour oublier l’occupation, les privations. Robert cachait rue Mazarine un tout jeune homme fuyant le STO. Un jeune homme qui le chanta bien plus tard. Un certain Marcel Mouloudji. Robert faisait aussi partie d’un réseau de résistance.
Le 22 février 1944, il fut arrêté par la gestapo, déporté à Terezin où il mourra du typhus juste après la libération du camp.

Les lunettes de Robert. Images10

Raymonde n’oubliera jamais son cousin. Bien des années plus tard, devenue une « vieille dame indigne » comme elle disait, elle raconta à son petit fils passionné de poésie des tas d’anecdotes sur son cousin Robert. A plus de 90 ans, elle aimait, entourée de sa famille, participer à de bons repas entourée de sa fille et de son gendre, de ses petits et arrières petit-enfants. Elle ne crachait pas sur un bon apéritif et sur le bon vin, et après le dessert, fumait une cigarette en riant ! A son médecin qui lui reprochait un jour cette cigarette d’après repas, elle répondit avec un sourire désarmant « Enfin docteur ! Que voulez-vous qu’il m’arrive à mon âge ? » Et le docteur, vaincu et surtout convaincu de répondre : « C’est vous qui avez raison, Raymonde, ne vous privez de rien ! »
A cent ans, en pleine possession de sa raison, si vive, si belle, elle décida de mourir. Quelques mois auparavant elle avait confié à son petit-fils : « Tu sais, je vous aime tous, mais de tous ceux qui étaient de mon temps, je suis la dernière. Je n’ai plus rien à faire ici ». Et, le visage éclairé de son sourire malicieux, elle me tendit une paire de lunettes rondes avec des verres épais. « Tu sais, c’est tout ce que je possède de lui. Je sais que tu l’admires . Je crois qu’elles te reviennent. »
Les lunettes de Robert Desnos…

Les lunettes de Robert. Robert10

Raymonde s’en est allée. Nous l’appelions Mamyta. Mes filles étaient adolescentes à sa mort et s’en souviennent très bien. Elles l’adoraient. Pendant les repas de famille, elle est toujours là. Nous parlons d’elle. Nous rions en nous rappelant sa bonne humeur, sa joie de vivre.
Une de mes filles est une artiste. Peintre, comédienne, musicienne… Il y a peu, à la fin d’un de nos repas de famille, je l’ai prise à part et je lui ai dit : « Tu sais, je crois que c’est à toi qu’elles reviennent maintenant ». Elle m’a regardé un long moment en silence, puis elle a pris délicatement la paire de lunettes que je lui tendais et elle m’a serré très fort dans ses bras. Et nous avons pleuré.

ibere64
ibere64

Messages : 790
Date d'inscription : 29/07/2022
Localisation : Euzkadi

Fanny, angelblue et Lydia aiment ce message

Revenir en haut Aller en bas

Les lunettes de Robert. Empty Re: Les lunettes de Robert.

Message par Lydia Lun 12 Déc - 19:21

Très émouvante page d'histoire et de transmission familiale, avec ces photos d'époque à l'appui. Celle de Raymonde est particulièrement romantique. Et pour finir, Ferrat comme un cadeau. Merci pour ce partage, Ibere.
Lydia
Lydia

Messages : 2635
Date d'inscription : 10/04/2022
Age : 64
Localisation : ROCHEFORT

angelblue et ibere64 aiment ce message

Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum