Raté...
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Raté...
J’ai refermé la porte derrière moi en sachant que je ne la franchirai plus.
Toute ma vie, les événements qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler une existence trouvaient dans ce lieu un aboutissement que j’avais longuement mûri et décidé en pleine connaissance des conséquences qu’il impliquerait.
Je me suis installé à mon bureau dans la lumière de la lampe halogène que j’avais réglée au minimum.
J’ai rédigé calmement la lettre dont j’avais si souvent pesé chaque terme dans ma tête depuis des semaines. Les mots coulaient simplement et c’est avec soulagement, presque avec sérénité que je la signai. Le silence était absolu. J’étais bien. Je me suis servi un verre de cognac, allumé une cigarette et, pendant que la fumée dessinait ses volutes légères dans la douce clarté qui nimbait le bureau, je me suis mis à rêver…
Les images de ma vie.
Mon enfance heureuse, insouciante.
Mon adolescence bohême, peuplée d’amours puériles et de certitudes imbéciles.
Mai 68. Un monde que, à l’instar de toute la jeunesse de cette époque, j’étais persuadé de pouvoir changer… Mais ce rêve s’est effondré, comme tant d’autres par la suite.
Après des études bâclées, le service militaire en Allemagne.
Mon retour à la vie civile, un an d’errance et d’excès de toutes sortes pour me venger de cette année perdue sous l’uniforme.
Voyages.
Insouciance.
Inconscience.
Et puis…
Un jour, je La rencontrai. A la seconde où je la vis, je sus que c’était elle.
Ce fut elle.
***
Mariage.
Les belles années. Nous étions jeunes et beaux. Nous mordions dans la vie à pleines dents. La vie à cent à l’heure. A mille à l’heure. Trop vite.
Et puis est venu le temps des responsabilités à prendre. Le bonheur d’être père de deux amours. Mais… le temps qui passe. Le travail qui bouffe le temps. Les gestes qu’on ne fait plus, les mots que l’on ne prononce plus, les regards qui se perdent dans des ailleurs sans intérêt… Ce fameux quotidien dont on nous avait tant parlé et dont nous étions certains qu’il ne nous détruirait jamais.
Un jour, je suis parti pour m’enfermer dans une cellule de silence et de solitude. Deux ans. Plus d’amour, plus d’amis, plus d’envies.
Indifférence à tout. Le monde pouvait s’écrouler. Rien à foutre. Je suis devenu une ombre sans âme, un fantôme. Immobile comme un rocher au milieu du fleuve de la vie, je regardais couler le temps, impassible, insensible, inerte. Détachement total.
L’enfer.
Et puis je suis revenu chez moi. Chez nous. Tu m’as souris. Tu m’as embrassé. Tu as posé ton index sur mes lèvres pour ne pas savoir. Silence. Vertige. Tu m’as simplement demandé : « Tu restes ? »
Je suis resté. Mais le bonheur ne repasse jamais les plats. Je n’ai pas réussi à te faire revivre le bonheur de nos belles années. J’ai patiemment attendu que nos filles quittent la maison pour vivre leurs vies…
Il y a bien des années, après le décès de mon grand-père, j’avais trouvé dans un tiroir de la commode de sa chambre un vieux revolver soigneusement rangé dans un étui de cuir et une petite boîte contenant les balles. Je suppose qu’il avait gardé cette arme depuis la fin de la guerre car je savais qu’il avait fait le coup de feu lors de la libération de Paris. J’avais nettoyé l’arme jusqu’à ce qu’elle paraisse comme neuve. Je la graissais avec application régulièrement et je la sortais de temps en temps de son étui, juste pour la contempler… J’avais confusément senti que cette arme aurait une importance capitale dans ma vie. Je n’en ai jamais parlé à personne…
***
J’ai écrasé lentement la cigarette dans le cendrier. J’ai bu la dernière gorgée de cognac.
Le silence, toujours…
J’ai ouvert le tiroir du bureau. J’ai retiré de sa housse le revolver. L’acier du canon brillait doucement à la lueur de la lampe. J’ai ouvert le barillet et j’ai introduis calmement les balles dans leurs logements. J’ai pris une inspiration profonde et j’ai lentement porté l’arme à hauteur de ma tête.
Le baiser froid de la bouche d’acier sur ma tempe… J’ai fermé les yeux en murmurant « Maintenant » et j’ai appuyé sur la détente…
Lorsqu’on a préparé sa mort depuis longtemps, planifié le déroulement de l’opération dans tous ses détails, lorsqu’on en a cauchemardé des mois durant, lorsque enfin le jour et l’heure ont sonné et que, parvenu à l’ultime moment, à la toute dernière seconde de son existence, on accompli le geste dont la conséquence tant attendue est la destruction de soi et que, dans l’extraordinaire intensité de cet instant fatidique où sa tête doit exploser ne retentit, dans la solennité sépulcrale d’une pièce plongée dans la pénombre adéquate qu’un misérable « clic »… On a l’air con. Très con. Et du coup, si le ridicule pouvait tuer, alors oui, je serais bien mort !
Je suis resté longtemps pétrifié, tétanisé dans cette position imbécile, comme une statue grotesque. Et puis, je me suis mis à avoir froid, très froid, puis chaud, très chaud. La sueur coulait le long de mon échine et des tremblements terribles m’ont saisi. Je me suis mis à pleurer à gros bouillons, c’était comme un maelström dans ma tête. Lentement, très lentement, j’ai reposé le revolver sur le bureau, ce revolver qui s’était refusé à remplir son office, à me libérer enfin de moi-même, à faire son métier de revolver, quoi, merde !
Même ça, même ma mort, je l’aurais raté…
Alors, j’ai pris une cigarette, me suis servi un verre de cognac… J’ai fumé, j’ai bu, les yeux toujours fixés sur l’arme posée devant moi. Et puis, je l’ai rangée dans le tiroir du bureau et j’ai rallumé toutes les lumières.
A cet instant précis, tu es entrée, tu t’es penchée lentement sur mon visage et tu as posé tes lèvres pour un doux baiser.
Sur ma tempe.
Toute ma vie, les événements qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler une existence trouvaient dans ce lieu un aboutissement que j’avais longuement mûri et décidé en pleine connaissance des conséquences qu’il impliquerait.
Je me suis installé à mon bureau dans la lumière de la lampe halogène que j’avais réglée au minimum.
J’ai rédigé calmement la lettre dont j’avais si souvent pesé chaque terme dans ma tête depuis des semaines. Les mots coulaient simplement et c’est avec soulagement, presque avec sérénité que je la signai. Le silence était absolu. J’étais bien. Je me suis servi un verre de cognac, allumé une cigarette et, pendant que la fumée dessinait ses volutes légères dans la douce clarté qui nimbait le bureau, je me suis mis à rêver…
Les images de ma vie.
Mon enfance heureuse, insouciante.
Mon adolescence bohême, peuplée d’amours puériles et de certitudes imbéciles.
Mai 68. Un monde que, à l’instar de toute la jeunesse de cette époque, j’étais persuadé de pouvoir changer… Mais ce rêve s’est effondré, comme tant d’autres par la suite.
Après des études bâclées, le service militaire en Allemagne.
Mon retour à la vie civile, un an d’errance et d’excès de toutes sortes pour me venger de cette année perdue sous l’uniforme.
Voyages.
Insouciance.
Inconscience.
Et puis…
Un jour, je La rencontrai. A la seconde où je la vis, je sus que c’était elle.
Ce fut elle.
***
Mariage.
Les belles années. Nous étions jeunes et beaux. Nous mordions dans la vie à pleines dents. La vie à cent à l’heure. A mille à l’heure. Trop vite.
Et puis est venu le temps des responsabilités à prendre. Le bonheur d’être père de deux amours. Mais… le temps qui passe. Le travail qui bouffe le temps. Les gestes qu’on ne fait plus, les mots que l’on ne prononce plus, les regards qui se perdent dans des ailleurs sans intérêt… Ce fameux quotidien dont on nous avait tant parlé et dont nous étions certains qu’il ne nous détruirait jamais.
Un jour, je suis parti pour m’enfermer dans une cellule de silence et de solitude. Deux ans. Plus d’amour, plus d’amis, plus d’envies.
Indifférence à tout. Le monde pouvait s’écrouler. Rien à foutre. Je suis devenu une ombre sans âme, un fantôme. Immobile comme un rocher au milieu du fleuve de la vie, je regardais couler le temps, impassible, insensible, inerte. Détachement total.
L’enfer.
Et puis je suis revenu chez moi. Chez nous. Tu m’as souris. Tu m’as embrassé. Tu as posé ton index sur mes lèvres pour ne pas savoir. Silence. Vertige. Tu m’as simplement demandé : « Tu restes ? »
Je suis resté. Mais le bonheur ne repasse jamais les plats. Je n’ai pas réussi à te faire revivre le bonheur de nos belles années. J’ai patiemment attendu que nos filles quittent la maison pour vivre leurs vies…
Il y a bien des années, après le décès de mon grand-père, j’avais trouvé dans un tiroir de la commode de sa chambre un vieux revolver soigneusement rangé dans un étui de cuir et une petite boîte contenant les balles. Je suppose qu’il avait gardé cette arme depuis la fin de la guerre car je savais qu’il avait fait le coup de feu lors de la libération de Paris. J’avais nettoyé l’arme jusqu’à ce qu’elle paraisse comme neuve. Je la graissais avec application régulièrement et je la sortais de temps en temps de son étui, juste pour la contempler… J’avais confusément senti que cette arme aurait une importance capitale dans ma vie. Je n’en ai jamais parlé à personne…
***
J’ai écrasé lentement la cigarette dans le cendrier. J’ai bu la dernière gorgée de cognac.
Le silence, toujours…
J’ai ouvert le tiroir du bureau. J’ai retiré de sa housse le revolver. L’acier du canon brillait doucement à la lueur de la lampe. J’ai ouvert le barillet et j’ai introduis calmement les balles dans leurs logements. J’ai pris une inspiration profonde et j’ai lentement porté l’arme à hauteur de ma tête.
Le baiser froid de la bouche d’acier sur ma tempe… J’ai fermé les yeux en murmurant « Maintenant » et j’ai appuyé sur la détente…
Lorsqu’on a préparé sa mort depuis longtemps, planifié le déroulement de l’opération dans tous ses détails, lorsqu’on en a cauchemardé des mois durant, lorsque enfin le jour et l’heure ont sonné et que, parvenu à l’ultime moment, à la toute dernière seconde de son existence, on accompli le geste dont la conséquence tant attendue est la destruction de soi et que, dans l’extraordinaire intensité de cet instant fatidique où sa tête doit exploser ne retentit, dans la solennité sépulcrale d’une pièce plongée dans la pénombre adéquate qu’un misérable « clic »… On a l’air con. Très con. Et du coup, si le ridicule pouvait tuer, alors oui, je serais bien mort !
Je suis resté longtemps pétrifié, tétanisé dans cette position imbécile, comme une statue grotesque. Et puis, je me suis mis à avoir froid, très froid, puis chaud, très chaud. La sueur coulait le long de mon échine et des tremblements terribles m’ont saisi. Je me suis mis à pleurer à gros bouillons, c’était comme un maelström dans ma tête. Lentement, très lentement, j’ai reposé le revolver sur le bureau, ce revolver qui s’était refusé à remplir son office, à me libérer enfin de moi-même, à faire son métier de revolver, quoi, merde !
Même ça, même ma mort, je l’aurais raté…
Alors, j’ai pris une cigarette, me suis servi un verre de cognac… J’ai fumé, j’ai bu, les yeux toujours fixés sur l’arme posée devant moi. Et puis, je l’ai rangée dans le tiroir du bureau et j’ai rallumé toutes les lumières.
A cet instant précis, tu es entrée, tu t’es penchée lentement sur mon visage et tu as posé tes lèvres pour un doux baiser.
Sur ma tempe.
Dernière édition par ibere64 le Sam 26 Nov - 11:20, édité 1 fois
ibere64- Messages : 790
Date d'inscription : 29/07/2022
Localisation : Euzkadi
Benoit (admin.), angelblue, Lydia, Sylviane et Errances aiment ce message
Re: Raté...
Comment ne pas croire aux signes du ciel, aux coups du destin ? Où quelqu'autre théorie selon ses convictions. Un texte qui tient en haleine, comme un polar. Sacrée vie, sacré destin...
Lydia- Messages : 2635
Date d'inscription : 10/04/2022
Age : 64
Localisation : ROCHEFORT
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Re: Raté...
C'est un texte très bien écrit, très bien décrit aussi et qui m'a donné froid dans le dos en le lisant, mais heureusement, qui se termine bien.
ibere64 et Errances aiment ce message
Re: Raté...
Depuis quand tu la préparais celle-là ? À la vue du titre, je me suis demandé tout à trac si c'est une histoire et si dans cette histoire il y a un suicide "raté". Bingo !
J'ai savouré ton histoire, ta petite nouvelle nouvelle.
Il n'y a rien à ajouter.
J'ai savouré ton histoire, ta petite nouvelle nouvelle.
Il n'y a rien à ajouter.
Errances- Messages : 1195
Date d'inscription : 01/08/2022
Localisation : Ouest fort fort lointain
Lydia et ibere64 aiment ce message
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